- NORMES ET VALEURS SOCIALES
- NORMES ET VALEURS SOCIALESLes concepts de norme et de valeur font, l’un comme l’autre, partie du vocabulaire classique de la sociologie contemporaine et tendent à y occuper une position centrale. Peut-être vaut-il cependant la peine de signaler que, si les spécialistes s’accordent dans l’ensemble sur la signification qu’il convient de donner au concept de norme et l’emploient dans des acceptions voisines, les définitions relatives aux valeurs varient davantage et l’usage sur ce point est moins fermement établi.Dans le langage sociologique, une norme constitue une règle ou un critère régissant notre conduite en société. Il ne s’agit pas d’une régularité statistique dans les comportements observés, mais d’un modèle culturel de conduite auquel nous sommes censés nous conformer. La norme acquiert une signification sociale dans la mesure où, comme le fait ressortir le terme de culturel, elle est – jusqu’à un certain point – partagée.Les usages en vigueur (folkways ) dans un groupe ou une société relèvent donc des normes, et c’est à ce titre qu’ils ont été étudiés par un grand précurseur en ce domaine, William Graham Sumner. Les normes apparaissent ici sous la forme de critères permettant d’apprécier la conformité de la conduite à telle ou telle coutume.Des usages, on distinguera les mœurs (mores ), c’est-à-dire, selon la définition de Sumner, les pratiques jugées propres à assurer la prospérité publique. Que l’on retienne ou non la définition de Sumner, l’important est de noter la composante proprement morale ici présente. Aussi la passion de la société pour assurer le respect des interdits (normes de proscription) comme des injonctions positives (normes de prescription) propres aux mœurs tend-elle généralement à être vive, encore qu’il n’existe pas d’organe spécialisé chargé d’assurer, au besoin par la force, la conformité aux codes moraux.C’est au contraire une des caractéristiques de la loi que de s’appuyer sur un appareil de ce type, destiné à prévenir, comme à punir, les atteintes à la règle qu’elle édicte. On pourrait aussi souligner le contraste entre la procédure formelle qui préside à l’établissement de la loi et la génération en quelque sorte spontanée des mœurs, ou encore opposer au caractère explicite de la loi écrite les obligations souvent plus implicites de la règle morale non écrite; on a préféré insister ici sur le fait que, dans le cas de la loi, la dissuasion comme l’application de sanctions sont institutionnalisées, au nom de l’autorité de l’État.Il ne faudrait pas croire pour autant que les sanctions ne peuvent être que formelles et négatives, à l’image de celles qui découlent d’une violation de la loi. Par le terme de sanction, en effet, le sociologue désigne tout autant les récompenses accordées pour conformité aux normes que les châtiments subis par celui qui les a transgressées: l’approbation dont jouit un acteur social auprès de son entourage constitue, de ce fait, une sanction hautement significative. Et si nous tendons à prendre davantage conscience des sanctions formelles, qui sont plus manifestes, les sanctions auxquelles nous sommes le plus souvent confrontés, au cours de notre vie quotidienne, sont de caractère informel, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elles ne puissent être sévères: à coup sûr, maintes personnes, si elles en avaient le choix, préféreraient payer une lourde amende plutôt que de braver le ridicule.En définitive, les normes représentent des attentes collectives liées à l’éventuelle application de sanctions qu’elles ont tout à la fois pour objet de spécifier et de justifier.Les normes définissent le comportement approprié, au niveau des usages, ou la conduite requise, au niveau des mœurs et des lois; elles impliquent donc l’existence de principes plus généraux à la lumière desquels leurs prescriptions et leurs interdits peuvent être légitimés. C’est à ces principes qu’on tend à donner, dans la sociologie contemporaine, le nom de valeurs.Cette notion de valeur a souvent été prise dans d’autres acceptions, plus génériques et, du même coup, moins précises; ainsi Ralph Perry désigne sous ce nom «tout objet d’intérêt pour un sujet humain». On rappellera encore la célèbre définition de W. I. Thomas et F. Znaniecki, dans The Polish Peasant , qui va dans le même sens et selon laquelle le terme de valeur sociale s’applique à «tout donné doté d’un contenu empirique accessible aux membres d’un groupe social et d’une signification en fonction de laquelle il est – ou peut être – un objet d’activité».En fait, l’attention des sociologues s’est détournée peu à peu de l’objet valorisé pour se porter sur le processus et les critères d’évaluation. Aussi en est-on venu, avec Clyde Kluckhohn, à voir dans les valeurs des «conceptions, implicites ou explicites, du désirable, propres à un individu ou à un groupe, qui influencent le choix parmi les modes, moyens et fins possibles de l’action».La différence alors apparaît clairement entre normes et valeurs: tandis que les normes sont des règles de conduite, stipulant quelle est la conduite appropriée pour un acteur donné dans des circonstances déterminées, les valeurs (ou les orientations vers les valeurs, pour employer un terme qui évite toutes les équivoques attachées à cette notion) sont des critères du désirable, définissant les fins générales de l’action.Les normes incarnent généralement des valeurs, mais il ne faudrait pas en déduire qu’elles ne sont qu’un simple reflet de motivations plus profondes qui s’exprimeraient à travers les valeurs. Au lieu de chercher vainement à dériver les normes des valeurs, peut-être vaut-il mieux se souvenir que les premières sont directement soumises aux nécessités de l’action en société et constituent de ce fait le foyer de la régulation sociale.Système normatif, contrôle social et dévianceOn peut constater que les acteurs sociaux se conforment, dans leur très grande majorité, aux normes de leur groupe ou de leur société; néanmoins, et tout particulièrement dans les sociétés industrialisées, il existe généralement un assez fort taux de déviance. Le problème est alors d’interpréter – ou d’essayer d’interpréter – de tels phénomènes.Les facteurs de conformité aux normesOn explique souvent, en première analyse, cette conformité aux normes par la peur du châtiment ou, selon le dicton populaire, celle du «gendarme». On dira, d’une manière un peu plus subtile, que l’intérêt bien compris de l’acteur l’amène à tenir compte des risques de sanction négative dans ses calculs: le respect de la norme lui apparaîtrait comme la voie la plus sûre. Le contrôle social prendrait ici une forme négative, celle de la contrainte externe.Si important que puisse être ce facteur, il ne saurait, à lui seul, rendre compte de la conformité. Certains sociologues, avec, à leur tête, Talcott Parsons, ont tendu à mettre l’accent sur les processus de socialisation, au cours desquels certaines normes sont intériorisées par les individus qui se sentent engagés à s’y conformer. D’externe qu’elle était, la contrainte est devenue interne et prend la forme d’une obligation morale; le contrôle social est saisi cette fois sous son aspect positif, celui de la régulation.Peut-être est-il bon de rappeler, avec Dennis Wrong, qu’une norme intériorisée n’est pas, pour autant, automatiquement respectée; mais on ne saurait sous-estimer l’importance de l’intériorisation des normes comme processus de contrôle social.Un facteur quelque peu différent de la conformité est constitué par un vif attachement pour un groupe ou un réseau de relations, ce qu’on exprime en disant que l’acteur s’identifie au groupe considéré; la conformité ne résultera pas ici d’un calcul rationnel, ne correspondra pas essentiellement non plus à la mise en œuvre d’un engagement personnalisé (encore que de forts liens avec un groupe tendent à s’accompagner d’une adhésion à ses normes), mais traduira plutôt l’importance que la personne attache à tout ce qui relève du groupe, sa volonté et son souci d’en apparaître comme un membre exemplaire.Ainsi, la recherche de l’acceptation ou de l’approbation d’autrui peut répondre à des motifs très différents, selon qu’il s’agit d’un sens bien compris de ses intérêts, d’une complémentarité des attentes, due à l’intériorisation par les divers partenaires des droits et des devoirs propres à leurs rôles, ou enfin d’un effort pour préserver – et quelquefois gagner – la participation à une vie de groupe hautement valorisée.La déviance et ses typesUne des théories les plus classiques de la déviance a été proposée par Robert K. Merton. Le sociologue américain part d’une différenciation entre buts culturels et moyens institutionnalisés, c’est-à-dire, en fait, de la distinction proposée plus haut entre valeurs et normes. Pour Merton, la déviance résulte d’un divorce entre les idéaux culturels proposés aux acteurs et les modèles légitimes de conduite.Si la société met essentiellement l’accent sur la réalisation des fins, sans assurer aux représentants des différentes couches sociales des chances réalistes de les atteindre par les moyens légitimes, on risque alors d’avoir – comme c’est le cas aux États-Unis – un fort degré d’innovation, surtout dans les groupes les moins favorisés: c’est-à-dire que les modèles prescrits seront abandonnés au profit de moyens techniquement plus efficaces pour parvenir aux fins culturellement valorisées. On sera alors en présence d’un cas d’anomie, du moins au sens littéral du terme, dans la mesure où les normes tendront à être rejetées et parfois oubliées (mais non pas au sens originel, puisque Émile Durkheim avait tenu compte, dans son analyse de l’anomie, du manque de clarté des fins de l’action propre aux «crises de prospérité» comme aux périodes de dépression).Si, au contraire, la société privilégie les règles normatives, le modèle dominant sera celui du ritualisme, dans lequel le respect de la conformité devient la règle essentielle et les fins culturelles sont tôt ou tard négligées; cette combinaison, caractéristique de sociétés traditionnelles et donc néophobes, se rencontrerait cependant dans nos sociétés, notamment sous la forme du bureaucrate de rang moyen qui accomplit minutieusement ses tâches sans sortir de ce cadre étroit.On n’insistera pas ici sur les deux autres modes d’adaptation individuelle signalés par Merton, à savoir l’évasion, qui implique un abandon et des valeurs et des normes, et la rébellion, qui correspond à un effort pour remplacer les valeurs et normes rejetées par un système culturel et normatif approprié. Ce n’est pas non plus le lieu de s’appesantir sur les critiques faites à la théorie mertonienne, tels le postulat trop facilement accepté d’idéaux culturels communs à toutes les couches sociales ou l’absence d’interrogation sur la diversité d’accès, non plus aux modèles légitimes, mais aux conduites déviantes. On a préféré présenter deux autres classifications de la déviance, de manière à donner une image plus complète des différentes approches de ce problème.Judith Blake et Kingsley Davis ont choisi, pour leur part, d’aborder l’étude de la déviance sous l’angle de la relation entre l’intention et l’acte ou, plus précisément, entre motifs et comportement observable. Deux des cas envisagés par Blake et Davis sont particulièrement intéressants; dans le premier, la conduite est perçue par autrui comme déviante, sans être pour autant sous-tendue par des motifs du même ordre. On peut se trouver ici dans une situation où les règles ne sont pas, faute de procédures appropriées, clairement perçues par les acteurs sociaux, ce qui est un signe avant-coureur d’anomie; ou encore l’individu peut être confronté, par suite de ses divers rôles, à des exigences contradictoires et tranche le dilemme en se conformant à un ensemble de normes plutôt qu’à l’autre. Dans le second cas, ce sont les motifs qui sont cette fois déviants, sans pourtant se traduire dans un comportement considéré comme tel; Blake et Davis rappellent ainsi très utilement que toutes les personnes n’ont pas également accès aux différents modes de conduite déviante.Howard Becker, enfin, a souligné l’intérêt de la distinction entre le fait même de la déviance et sa perception. Ce qui compte, en effet, ce n’est pas le seul comportement de l’acteur, mais aussi la réponse qu’il suscite de la part des autres membres du système social étudié. L’interprétation de la déviance est, de cette manière, replacée dans une perspective d’interaction et l’attention du sociologue est attirée sur les problèmes posés par des phénomènes comme la dissimulation de la déviance (secret deviance ) ou le risque d’accusations fausses.En définitive, chacune des trois typologies proposées éclaire des aspects différents de la déviance, ce qui prouvera à l’esprit chagrin qu’il n’existe pas actuellement de théorie globale de la déviance, mais qui témoignera, pour l’optimiste, du développement des recherches en ce domaine et de leur fécondité.Variations et changements des systèmes de valeursLe déterminisme normatif et ses postulatsL’attention portée à la déviance devrait permettre de saisir sur le vif l’erreur d’un déterminisme normatif quelque peu naïf qui postule que les normes contrôlent en réalité la conduite, sous prétexte qu’elles sont censées le faire. Mais on ne s’est pas débarrassé pour autant des formes les plus subtiles – et les plus insidieuses – de ce déterminisme normatif: si l’on a déjà eu l’occasion, dans le cadre de cet exposé, d’en critiquer une thèse, selon laquelle une norme ne serait qu’un reflet, donc qu’un effet, d’un principe de valeur plus général, il reste encore à l’aborder sous sa version la plus ambitieuse. Elle consiste à poser les valeurs ou les orientations fondamentales vers les valeurs comme variables indépendantes, ou, si l’on préfère, comme déterminant ultime.C’est là une conception qui ne facilite guère la compréhension des sociétés réelles; s’il part de tels postulats, le chercheur ne sera pas, en effet, en mesure d’expliquer la création de nouvelles valeurs et de nouvelles normes, c’est-à-dire, par un étrange paradoxe, de rendre compte de ce qui se produit dans le domaine même auquel il avait accordé d’emblée la primauté.Les écueils du déterminisme normatif ne doivent pas pour autant faire méconnaître l’importance des systèmes culturels de valeurs comme objet d’étude et champ de recherche. Deux axes principaux peuvent être ici distingués, selon qu’on met l’accent sur les variations dans l’espace ou sur les changements dans le temps.Les bases de variation des systèmes de valeursIl n’est nul besoin d’être sociologue ou anthropologue pour apprécier la diversité des cultures et mesurer l’étendue des différences qui les séparent. Il est plus délicat en revanche de tenter de les comparer; cela implique en effet qu’on possède des critères susceptibles de s’appliquer aux diverses cultures considérées et permettant de définir de grands axes de variation.Talcott Parsons a cru disposer d’une telle grille avec ses fameuses variables (pattern variables ) et il a distingué quatre types majeurs de modèles de valeurs: le premier, correspondant à une prépondérance de l’universalisme et de l’accomplissement, serait assez caractéristique de nos sociétés industrielles et se trouverait notamment incarné dans la société américaine; le deuxième, dans lequel l’accent serait mis sur l’universalisme et sur les valeurs d’attribution, serait encore compatible avec l’industrialisation, mais serait marqué par de graves tensions, dont celles que connut l’Allemagne prénazie et nazie peuvent donner un exemple; la combinaison du particularisme et de l’accomplissement serait plus harmonieuse et serait propre à des sociétés hautement civilisées, comme la Chine classique, mais peu susceptibles d’atteindre à la modernité; enfin, le quatrième et dernier modèle, dans lequel particularisme et attribution seraient réunis, pourrait être reconnu dans certaines sociétés d’Amérique latine. Parsons ouvre ainsi la voie à une sociologie comparée, même si ses instruments d’analyse – les variables – n’ont pas toutes les vertus qu’il leur prête.Selon une autre classification, proposée par Florence Kluckhohn et Fred Strodtbeck, on pourrait retenir cinq bases de différenciation des systèmes de valeurs, relatives respectivement à la conception de l’homme, de sa relation avec la nature, du temps, de l’activité humaine et, enfin, des rapports des acteurs sociaux les uns avec les autres. Cet ensemble de critères, appliqué à diverses communautés du sud-ouest des États-Unis, permit aux auteurs de mieux souligner le contraste entre la communauté hispano-américaine et les communautés texane et mormone et aussi de faire ressortir la position intermédiaire des deux groupes indiens (Zuñi, Navaho).Il est à souhaiter que des études empiriques, semblables à celles de Kluckhohn et Strodtbeck, se poursuivent à l’intérieur de nos sociétés complexes ou sous la forme de comparaison entre elles, de manière à ce que la relativité culturelle soit non pas vaincue – ce qui est impossible et probablement peu souhaitable –, mais mieux définie et donc mieux comprise.Les valeurs et leur dynamique propreOn se doit ici de rendre hommage au grandiose effort d’interprétation de Pitirim A. Sorokin, même si le sociologue russo-américain a péché par excès de présomption et de systématisation. Dans Social and Cultural Dynamics , Sorokin s’efforce, en effet, de démontrer que les changements socioculturels correspondent en fait à une alternance entre trois types de mentalités, dont le premier est marqué par la primauté de la sensation (sensate ), le deuxième par des préoccupations surtout spirituelles (ideational ) et le troisième enfin par une combinaison des deux premiers (idealistic ). Il s’agit sans doute là d’une explication plus séduisante que scientifiquement valide, car il est difficile d’appliquer avec rigueur ces trois principes à telle ou telle forme particulière de culture. De surcroît, Sorokin pose, en principe, qu’une culture tout entière est dominée par un seul et unique principe, ne tenant pas ainsi suffisamment compte de la relative autonomie des divers champs culturels ainsi que de la pluralité des sous-cultures. Enfin, à travers son principe de la causalité immanente, qui fait dépendre exclusivement les changements culturels des caractéristiques propres à chaque culture, Sorokin retombe, pour une part, dans les faiblesses du déterminisme normatif relevées plus haut.Peut-être vaut-il mieux revenir à la perspective plus prudente de Max Weber, qui ne prétendait isoler que certaines causes de certains aspects du capitalisme dans son essai sur l’éthique protestante. Ce n’est pourtant pas cette étude, si discutée, qui retiendra notre attention, mais plutôt la manière dont Weber dépeint les changements entraînés par l’instauration d’un pouvoir de type charismatique qui, fondé sur de nouvelles bases de légitimité, donc sur des valeurs différentes de l’ordre traditionnel, est plus libre de le modifier; et on rappellera encore l’importance accordée par Weber aux profondes mutations de valeurs associées à l’ère moderne et constituées, d’une part, par le «désenchantement» (Entzauberung ), entendu au sens d’un recul des croyances magico-religieuses, d’autre part par le «processus de rationalisation», impliquant en particulier une véritable instauration de la rationalité formelle et légale.Les perspectives wébériennes restent sans doute d’une ampleur inégalée; mais les sociologues contemporains ont pu tout au moins s’interroger, à partir de la thèse de David Riesman sur le passage, chez l’Américain moyen, d’un type moralisateur intro-déterminé à un type extro-déterminé, sur les changements de valeurs propres à notre temps. Mieux que tout autre, peut-être, ce dernier thème aide à mesurer l’importance d’une étude des valeurs pour la compréhension du changement et donc pour l’élaboration d’une théorie sociologique prétendant à la généralité.
Encyclopédie Universelle. 2012.